lundi 7 mai 2012

Arabes et Siciliens : regards croisés de l’histoire à historiographie.


Dans la première partie de son important ouvrage intitulé, Conquérir et gouverner la Sicile islamique aux XI et XII siècles, (Bibliothèque des écoles françaises d’Athène et de Rome Editions Ecole française de Rome, 2011), Annliese Nef s’interroge sur les possibilités de délimiter les populations à une époque donnée.


 

Peut-on encore donner crédit au critère ethnique pour le regroupement des populations, et, le cas échant, quels autres critères –  juridique, religieux, linguistique ou autre – adopter pour cerner des groupes par leur culture commune ?


La question est d’ordre historiographique, parce que la perception des regroupements culturels évolue avec le temps, en fonction des regards portés sur des évènements, regards, toujours déjà culturellement marqués.







Ainsi, la période arabo-musulmane et normande a-t-elle pu être perçue comme un ensemble homogène, comme une seule période d’âge d’or avant le grand déclin qui s’ensuivit. A ce sujet, un colloque important a été organisé en Sicile, à Enna les 19 et 21 décembre 2002 :  « Rappresentazioni e immagini della Sicilia tra storia e storiografia » (Représentation et images de la Sicile, entre l’histoire et historiographie »). Les Actes ont été publiés aux éditions F.Benigno et C.Torrisi, Caltanissetta-Rome, en 2003.

A l’origine de cette évolution de l’historiographie, on peut inscrire l’importance croissante des nouvelles approches des groupes culturels qui se dont développées à partir des années '80. Les contacts entre les groupes sont analysés à partir des relations qu’ils entretiennent à une époque donnée. Le regard de l’historien ne tend plus alors à référer de « la politique vue de haut », de la « politique des grands », mais à dresser un tableau synchronique, des contacts et des conflits entre groupes, dont les frontières culturelles, en raison de la réciprocité des échanges, restent labiles.



De nombreuses recherches récentes visent ainsi à replacer les œuvres des historiens qui se sont penchés sur les traces de la culture arabe en Italie dans leur contexte de production. Le regard que porte Michele Amari, dans son ouvrage magistral  Storia dei Mussulmani di Sicilia, par exemple, a été déterminé par l’impossibilité à laquelle il était confronté, à fin du XIX siècle, d’affirmer que les Siciliens pouvaient avoir été assimilés à la culture arabe.


C’est pour cette raison également qu’il soutiendra la thèse, qui circule encore dans les débats sur le sujet, que les Normands ont pu conquérir la Sicile parce que la présence des Arabes n’aurait été qu’éphémère. Cette thèse a donné lieu, enfin, à toute une mythologie de la « Sicilitude », l’identité sicilienne, qui restée intègre au fil des siècles, malgré les dominations étrangère qui se sont succédées sur l’île.






Un autre exemple de construction savante historiquement déterminée nous est offert par Henri Bresc, dans un article publié dans l’ouvrage intitulé Maghreb-Italie, Des passeurs médiévaux à l’orientalisme (XIIIème-milieu du XXème siècle) et intitulé « De l’abbé Vella à l’histoire romantique : Sicile de synthèse et Islam imaginaire ». L’abbé Vella, de 1789 à 1794, au service d’un despote illuminé, répond dans son Codice diplomatico « aux besoins idéologiques de la Sicile des Lumières », Il présente la Sicile de l’époque de l’Islam médiéval comme une terre fertile, une terre de l’abondance et de la tolérance politique, « le prototype du despotisme éclairé pour qui travaillait l’abbé Vella ». 

Il faut alors poser cette question cruciale - qui rebondit dans toutes les disciplines désormais, depuis la sociologie, avec le débat animé entre constructivistes, ethnométhodologues et analystes de la conversation, jusqu’en littérature, en ethnographie, en anthropologie, voire en didactique des langues - de la conformité des descriptions à la réalité des faits suivant les contextes. Le travail analytique s'attache à définir également, dans les différentes disciplines, la notion même de contexte. C’est bien cette même question qui traverse l’ouvrage d’Analise Nef  « Repris dans un contexte qui n’est pas celui de son élaboration première, un élément change-t-il de sens ? Qu’en est-il par exemple de la jiziya ou taxe de capitation levée sur les non-musulmans en Islam, mais appliquée aux musulmans dans la Sicile du XIIème siècle ? des titulatures en arabe des souverains siciliens ? d’une iconographie islamique dans un lieu de culte chrétien ? » (p.13)

Ainsi, dans leur tentative de délimiter des populations sur la base de critères sociaux, religieux, linguistiques ou autre, les chercheurs devront considérer la complexité du réel dont les frontières possibles, imaginables à rebours, restent floues. On ne pourra remédier à cette impasse qu’en prenant en compte un nombre important de sources, de manières à croiser les regards sur une même matérialité multiforme.



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